Café Théo
<< Quel dialogue entre les religions ? >>
Par le pasteur Jean-Claude Basset
Pasteur, animateur de la plate-forme interreligieuse à Genève, chargé de cours à lUniversité de Lausanne, Jean-Claude Basset engage ici un dialogue avec des étudiants à partir de son expérience personnelle - ses itinérances en Inde, en Iran, à Djibouti, aux Etats-Unis- et de sa recherche scientifique et engagée sur une théologie du dialogue.
Merci de linvitation et de loccasion de partager un certain nombre de préoccupations qui sont les miennes. Avant de réfléchir sur le dialogue, jai été plongé dans des situations qui mont amené à minterroger sur la manière de vivre mais aussi dexprimer la foi en relation avec les autres. Au départ rien ne me prédestinait à mengager dans cette voie. Je suis Suisse, jai fait mes études de théologie à Lausanne et à Strasbourg.
LInde. Cest une année en Inde après les études qui a été un choc pour moi, le fait de découvrir une petite minorité chrétienne bien enracinée dans ses convictions mais dans un monde dextrême diversité religieuse. Je dirai que lInde est à elle-même toute lhistoire des religions, puisquon y trouve évidemment des hindous mais aussi des musulmans - mes premiers contacts un peu approfondis avec des musulmans, je les ai eus en Inde- des shiks, des jaïns, des bouddhistes. Après ce bain pratique dans la diversité religieuse -qui est un peu affolante à un certain moment: où sont nos points de repères? - je suis revenu pour finir mes stages et devenir pasteur.
LIran. Comme pasteur jai débuté en Iran au service dune petite communauté iranienne protestante et de quelques français et francophones. De nouveau, découverte dun autre milieu. Et la grande rencontre avec Henry Corbin. Jai été plongé dans la culture musulmane, chiite, iranienne, avec le sentiment très fort, comme pasteur, dêtre celui qui doit témoigner et qui a beaucoup à écouter. Au fond pendant deux ans, cétait avant la révolution iranienne, jai vécu cette rencontre; étudier une langue, découvrir une culture; surtout jai eu la chance de rencontrer des personnes qui mont aidé à comprendre ce que signifiait pour elles la foi musulmane. Non plus les cinq piliers, la définition extérieure, mais véritablement ce quétait leur foi, en quoi elle les aidait à vivre, quelles étaient les questions qui les habitaient. Cela au fond ma été très utile, parce quil y a eu une qualité déchange qui a fait quaprès je ne pouvais plus être comme avant. La Révolution arrivant il était important pour la communauté iranienne chrétienne de ne pas avoir une image détranger, aussi nous sommes partis.
Djibouti. Jai été pasteur pendant deux ans à Djibouti. Un travail auprès des réfugiés venant dEthiopie, en grande partie dorigine chrétienne, dans un pays très largement musulman. Donc à Djibouti, ça a été la découverte dun autre Islam, un autre contexte, avec la découverte de la coloration africaine de lIslam, une année après la fin de la colonisation, en 78. Jai pris conscience que lon ne peut pas dire: - lIslam, cest ceci, le bouddhisme ou lhindouhisme, cest cela, mais quil est nécessaire de faire leffort dapprocher une réalité concrète.
La doctrine et la dimension personnelle.
Cest, au fond, un des éléments qui pour moi ressort de mon approche du dialogue :
Donner la priorité à la personne, donner la priorité au contexte dans lequel la communauté vit et ne pas lenfermer dans une doctrine abstraite. Je ne crois pas que lon adhère à une religion à cause dune doctrine. La doctrine est plus ou moins marquée suivant la tradition religieuse mais souvent la pratique est plus importante en termes dadhésion et en tout les cas il y a cette dimension personnelle. Cest au moment où jai découvert cette dimension personnelle comme facteur de rencontre possible- parce que lautre est une personne que japproche comme telle que jai perçu un décalage, pour moi profond, avec létude comparée des religions où jai un système que je mets à côté dun autre système, dun troisième et dun quatrième... Évidemment, il y aura ici nécessairement conflit et incompatibilité.
Si je me place au niveau des personnes vivantes, qui vivent des tensions, quelles soient personnelles, sociales, face au sens de la vie ou face à linjustice, leurs questions fondamentales finalement se retrouvent. Et tout un coup on a une dimension plus humaine, pas moins transcendante mais plus humaine de la vie religieuse.
Suisse. De retour en Suisse en 1980, jai été pasteur de paroisse. On commençait après la révolution iranienne à découvrir les musulmans, à sinterroger sur leur présence. Cet Islam que lon croyait fataliste, voilà que, tout dun coup, il fait une révolution et renvoit une armée réputée très puissante et soutenue par lOncle Sam! Ce changement de vision, de perception de lautre fait que jai été très rapidement interpellé par des groupes disant : - mais au fond quel est cet Islam, quen est-il du schiisme?. Jai eu alors envie de réfléchir sur le dialogue. Une bourse du Fonds National de la Recherche Scientifique en Suisse m a permis de me dégager pendant trois ans et de réfléchir aux enjeux du dialogue.
Il en est résulté une thèse publiée sous le titre Le dialogue interreligieux (Cerf 1996)
Il y a un décalage entre le sous- titre de léditeur qui est Histoire et avenir et celui que javais choisi chance ou déchéance de la foi pour indiquer quil y a une véritable problématique; pour moi, il y a changement dans la manière de se relier aux autres et dans la manière de vivre sa propre foi. Je mets les deux ensemble. Traditionnellement, nous avons vécu, je crois, lessentiel de nos vies religieuses en isolement les unes des autres. Et ça fonctionnait assez bien. Quand on voyait que ça faisait problème on mettait des barrières, pour éviter quil y ait trop dinteractions. Aujourd'hui avec le développement des moyens de communication, ça ne fonctionne plus. Je ne peux plus faire comme si dautres personnes sincères, engagées, ne priaient pas, ne se reliaient pas à Dieu en dehors de ma propre tradition.
Sortir de sa citadelle religieuse
Cest lélément clé de la révolution du dialogue : sortir dun certain isolement où au fond chaque tradition religieuse fonctionne comme une citadelle. De temps en temps on sort de sa citadelle, mais cest pour revenir se réasurer à ses sources, à ses théologiens, à sa doctrine, à son système juridique, etc.
Tout à coup vivre dans un monde de linteraction, dans la proximité de lautre, minterpelle. Non seulement parce quil est un autre que je dois aller convertir ou à qui je dois faire un peu de charité car il est très malheureux, mais parce que lui-même peut minterpeller. Je ne suis plus à labri. Non pas parce quil viendrait me menacer avec les armes, ce qui a été aussi un mode de relation interreligieuse, mais parce que, par sa présence même, par ses convictions, il pose question à ma manière de vivre ma foi.
Le fait minoritaire
Il me semble quun élément clé, et là jarrive aux éléments qui mont aidés à avancer sur les perspectives du dialogue, cest la notion de minorité: nous sommes tous des minorités.
A léchelle du monde, il ny a aucune religion qui soit majoritaire, même si en mettant ensemble chrétiens et musulmans on arrive à la moitié de lhumanité. Fondamentalement, ne serait-ce que lorsque lon ouvre sa télévision ou que lon regarde des publications, on vit dans la présence de lautre. Linterpellation est constante et le modèle classique qui consistait par exemple à dire La France est catholique ou Genève est protestante a complètement éclaté.
Pour des raisons politiques, démmigration, de manière de se percevoir, de sécularisation, je crois que cette notion de minorité - dans le double sens, cest à dire dun point de vue numérique mais aussi par rapport au pouvoir -, est une leçon dhumilité. Il y a l acceptation dun repli, non pas sur soi, mais le fait de ne pas occuper tout le terrain. Par rapport à nos rêves ou réalisations malheureuses de monopoles religieux, aujourdhui, on est forcé, en Europe et de plus en plus à léchelle du monde, de penser en termes de minorité. Une communauté à côté dautres communautés qui ont leur contribution à apporter, qui ont à défendre leur présence et leurs convictions, mais qui ne peuvent pas prétendre régir lensemble de la société. Quest-ce que cela devient lorsque jai vraiment intégré cette idée que je suis une minorité dans un ensemble plus vaste où jai des responsabilités ? Ce nest pas une démission, mais je nai pas à imposer ma manière de voir.
La crise de lInterreligieux
Je crois quon touche là à ce que jappelle la crise de linterreligieux. On parle beaucoup de crise religieuse de notre société notamment occidentale. Jessaie de mettre le doigt sur un aspect particulier, cest que de cette proximité, de cette interaction imposée certains disent : - au fond, on est condamnés à vivre les uns avec les autres découle une remise en question de la relation à ma propre tradition religieuse. Lautre est presque constamment présent.
Lors de ma formation jai pu aller aux Etats-Unis et je me rappelle un professeur qui disait : - lorsque lon écrit comme théologien protestant il faut avoir à lesprit que lon va être lu par un juif, une musulmane, un bouddhiste, par des athées ou des agnostiques. La perspective est différente et on ne peut plus dire les choses comme si elles allaient de soi..
1.Le no mans land
Par rapport à cette crise de linterreligieux, jai essayé de dégager quelques modèles de base Le modèle le plus simple, cest au fond celui que je viens dévoquer: chaque tradition, chaque communauté religieuse, existe pour elle même et essaie déviter dêtre en interaction avec les autres. Cest lattitude la plus naturelle. Et cest celle que lon a reconstituée, de plusieurs manières.
Prenons lexemple de lEurope où lon sest longtemps battus notamment entre protestants et catholiques et où on a trouvé une solution en disant : on va déterminer que telle région est catholique et que telle autre est protestante, cujus regio ejus religio a été un principe qui a sauvé un nombre important de vies humaines- on loublie parfois- après des années de guerres religieuses. Donc, le prince, la région, détermine la tradition religieuse. Ce qui peut aussi entraîner des drames... La Suisse est un bon exemple où vous aviez des cantons protestants et des cantons catholiques. Je vous le dis tout de suite, ça ne marche plus, vous le savez. Genève, de tradition protestante compte aujourdhui plus de 50% de catholiques. Mais on peut prendre un autre exemple, le Proche-Orient; pendant des siècles, il y a une coexistence entre musulmans, juifs et chrétiens, et lon évite non pas de vivre ensemble et davoir des échanges notamment commerciaux, mais dentrer dans le domaine religieux. Cest une sorte de chasse gardée, car si lon y touche on risque de susciter des réactions violentes. Donc dans ce modèle là, on pourrait dire que lespace interreligieux est une espèce de no mans land. Autant que possible on ny va pas, on lévite parce quil est considéré comme dangereux de franchir le pas et daller jusque chez lautre.
2.Lexpansionisme
Un autre modèle, et celui là est très familier pour les chrétiens et pour les musulmans ainsi que dans une certaine mesure pour les bouddhistes, cest lidée quau fond il y a une norme valable pour tout le monde.
Évidemment, si chacun se considère comme le détenteur ou la détentrice de cette norme, vous imaginez bien que lon va au devant dun certain nombre deheurts. Pour les traditions de type missionnaire attachées à un universalisme, le Dieu qui est confessé est le Dieu créateur du monde et la Foi qui est propagée nest pas réservée aux arabes pour les musulmans, aux grecs ou aux européens pour les chrétiens, elle doit se propager dans le monde.Dans ce modèle expansionniste, linterreligieux est plutôt un espace à conquérir. La diversité religieuse est une sorte de dexception ou de mal qui faut combattre car il y a un seul Dieu et tout le monde doit être conforme à cette norme, doit être soumis, souvent par des moyens pacifiques, mais parfois par des actions plus énergiques. Là aussi cest le modèle de base qui a très longtemps fonctionné pour nos traditions religieuses. Cela sapplique aussi aux bouddhistes mais sous un mode un peu différent parce que lexpansion sest faite en même temps quune très profonde inculturation. On ne sest pas contenté de traduire les textes fondateurs on les a réellement réécrits. Vous avez un canon pâli qui est le bouddhisme theravâda du Sud et un canon chinois qui est non seulement dix fois plus grand, mais qui a été profondément remanié de manière à adapter à la culture chinoise les textes même de lenseignement du Bouddha. Néanmoins on a aussi un phénomène dexpansion progressive à la différence dune tradition religieuse comme le judaïsme ou comme lhindhouisme qui considèrent que la communauté existe, que son cadre est fixé, et quil ny a pas lieu de le développer et dentrer dans un processus de conversion des autres. Plusieurs modèles de ce type universaliste ne peuvent tôt ou tard que se rencontrer, saffronter, ou parvenir à définir les règles dune coexistence harmonieuse.
Aujourdhui nous sommes à une époque où le christianisme est très largement partagé entre ce modèle dexpansion et la recherche dautre chose.
3.Syncrétisme
Je voudrais en venir à un modèle qui est largement avancé, je parlerai de syncrétisme ou damalgame. Un modèle qui consiste à considérer que chaque tradition religieuse peut apporter quelque chose pour un tout plus grand.
Limage que lon prend souvent est celle du supermarché où je vais faire mes courses, un peu comme lon va dans une librairie et que lon choisit un ouvrage en fonction de ses besoins. On constate aujourdhui une tendance assez forte à une reconstruction religieuse au gré des besoins des uns et des autres.
Parler de syncrétisme, na pas en Occident une bonne presse, mais il faut savoir que cest un mode de relations interreligieuses. Donnons lexemple du Japon où il est tout à fait courant que dans la même maison lon ait un petit autel pour les kami, les dieux du shintô, à côté d un autel dédié au Bouddha. Il y a dailleurs une histoire amusante. Après la seconde guerre mondiale, les américains ont voulu savoir à quoi croyaient les japonais. Ils ont fait un grand questionnaire. Résultat, personne na compris, personne na répondu. Inutilisable. Alors ils se sont dit que, peut-être, au Japon être religieux ne veut pas dire croire à quelque chose. Alors on relance le questionnaire et lon découvre -oh extraordinaire! - quil y a 60 Millions de shintô et 80 millions de bouddhistes, pour un ensemble de 100 millions de personnes ! Manifestement, il ny a pour un japonais aucune contradiction à appartenir à ce que nous appellerions en Occident deux religions différentes. Cest un exemple damalgame au niveau individuel. Mais on peut penser à une tradition religieuse comme les sikhs qui reprennent des éléments de la tradition islamique avec son strict monothéisme et des éléments de lhindouisme pour constituer quelque chose qui est effectivement nouveau. Cest aujourdhui une communauté de lordre de 25 millions de personnes.
4. Pluralisme
Le quatrième modèle, je le mets en dernier parce quil est celui qui minterresse le plus. Cest le modèle de léchange, du pluralisme. La diversité religieuse nest pas un mal, quelque chose que je dois réduire soit par la conquête soit parce que je reconstruis un nouvel ensemble, mais elle est véritablement un espace, un forum où lon peut échanger, recevoir et donner.
On arrive ici à la proposition de définition du dialogue interreligieux où lon accepte dêtre mis sur un pied dégalité; par principe de réciprocité, il ny a rien que je peux réclamer pour moi que je ne sois pas prêt à reconnaître à lautre. Il y a un certain nombre de règles qui simposent à partir du moment où jaccepte véritablement lautre en tant quautre. En particulier en Occident on a un sérieux problème avec laltérité. Précisemment parce quil y a laffirmation forte dune norme, dès lors lautre, très rapidement, est lexclu. On procède davantage par exclusion, en tout cas jusquà une époque récente. Ou alors à linverse cest linclusion: je vais récupérer lautre, cest à dire que je ne le respecte pas pour ce quil est mais je vais lui faire une place dans ma maison à condition quil se conforme à la manière dont moi je définis les choses. Vous voyez lenjeu par rapport au dialogue qui consiste véritablement à reconnaître lautre, son droit à la parole. Cela revient à appliquer le précepte que lon trouve dans lEvangile : <<Faites aux autres ce que vous voulez quils fassent pour vous.>>, qui est au fond un principe de base pour des relations interreligieuses fondées sur la réciprocité et le respect de lautre en tant quautre.
Une révolution du dialogue
Une image qui ma aidé dans mon cheminement est celle de la révolution copernicienne. Cest un théologien britannique John Hick qui la utilisée, et je la trouve très instructive. Pendant des siècles on sétait représenté le monde avec la terre au centre et puis tournaient autour de la terre le soleil avec les planètes. Avec Copernic, il y a une sorte dinversion et cest véritablement une révolution dans les esprits puisque cest le soleil qui est au centre et les planètes, y compris la terre, qui tournent autour du soleil.
John Hick proposait de voir une situation comparable dans le domaine religieux. Jusquà présent on a toujours, chacun dailleurs, chrétien, musulman, hindou, bouddhiste, considéré que le monde religieux tournait autour de sa planète, sous-entendu sa communauté religieuse, faisant une place plus ou moins éloignée aux autres communautés. La révolution revient à considérer que ce qui est au centre, cest le soleil, à savoir Dieu, la réalité ultime, la transcendance et que toutes les communautés religieuses tournent autour de ce soleil qui à la fois reste inaccessible, mais, peut-être à des distances différentes, apporte la chaleur, la lumière, aux différentes planètes.
Cest donc un décentrement fondamental qui nest pas du tout aisé à accepter pour un certain nombre de croyants. On est à la limite de linfidélité, du reniement daffirmations fondamentales de la Foi. Donc, le mot révolution nest pas exagéré.
Foi et vérité
Si je prends lexemple de la tradition chrétienne et de la tradition musulmane, on voit tout de suite le conflit apparaître avec ce modèle par rapport à la confession de foi de Jésus comme Fils de Dieu et comme seule voie de salut, ou avec laffirmation du Coran comme Parole de Dieu qui détermine la communauté. Quelle place faire à ceux qui sont en dehors de cette sphère et deson système de représentation ? On touche là à un problème que les britanniques appellent : conflicting truth claim, cest à dire des prétentions conflictuelles de vérité, le fait que des traditions différentes témoignent avec force dune vérité qui contredit une autre vérité, celle de la tradition voisine.
Aussi longtemps que lon considère que ces vérités sont des affirmations doctrinales, des affirmations statiques, on ne peut que comme dans un match constater quil y a conflit. Il est possible de dépasser ce conflit -sinon de le résoudre car il faut maintenir une tension-, chaque tradition religieuse en effet a ses propres richesses et ne dit pas exactement la même chose. On peut considérer lautre non pas comme quelquun qui menace ma propre réalité mais comme un partenaire, qui apporte un éclairage qui dans certain cas peut être complémentaire ou apporter une correction. Fondamentalement, on a en Occident été très marqué, (jinclus lIslam du fait de la philosophie grecque) par un principe de la logique dAristote que lon appelle le tiers exclu selon lequel si une chose est vraie son contraire est faux. Et cest effectivement une logique extrêmement efficace mais probablement à courte vue.
En tout cas pour moi cela a été une découverte quen Orient particulièrement on pense différemment. Cest le cas à lintérieur de la tradition hindou où le regard extérieur nous fait penser à un polythéisme. Cest vrai quil y a toute une série de dieux pratiquement innombrables. Parcontre lorsque je parle avec des hindous presque tous ont un dieu ou une figure, un nom qui a la priorité, qui constitue pour cette personne le visage du divin, mais qui nexclut pas que son voisin, sa voisine, adore Dieu sous un autre nom ou une autre apparence.
De manière plus radicale, la réflexion orientale chinoise sarticule autour des notions de yin et de yan. Comme le jour et la nuit, à un certain niveau sopposent, à un niveau plus profond sont complémentaire. Il faut le jour et la nuit pour faire vingt quatre heures. Cest vrai de lhomme et de la femme, de lhumide et du sec, et il sen suit toute une logique chinoise fondée sur cette complémentarité. Dès lors quil sagit de parler de réalités de lordre de linfini, à la limite de ce qui peut être dit , de ce qui peut entrer dans des concepts humains, je crois que lon aurait beaucoup à apprendre de cette forme de logique qui fait que celui qui pense autrement que moi, qui prie autrement que moi, nest pas automatiquement et immédiatement la contradiction de ma manière de croire, de prier ou de vivre ma foi.
Dogme et dynamique de la vie religieuse personnelle
Cette approche implique que la vie religieuse nest pas conçue comme un système mais comme une voie à parcourir, comme un élément dynamique où la composante personnelle est absolument centrale. Aussi longtemps que lon compare des dogmes on n échappe pas au conflit et à la décision, un tant soit peu arbitraire, que lun a raison et que lautre a tort.
Je donne un exemple. Dieu personnel. Voilà une des richesses de la tradition, quelle soit musulmane ou chrétienne, occidentale, ou juive aussi, mais, est-ce que cette affirmation du Dieu personnel exclut une approche du Dieu impersonnel ? Est-ce que automatiquement parce que je confesse un Dieu créateur, jai tout dit de Dieu de sorte quil ny aurait pas une dimension qui méchappe? Dans lhindouisme, il y a cette conviction très forte que pour chacun un tel dieu se manifeste mais quil y a derrière labsolu sans attribut, on pourrait dire le dieu caché. Le véritable absolu parce que lon ne peut même pas en parler, dès lors que jen parle je le trahis. On trouve dans le taoïsme la même idée: dès lors que je définis le tao, cest à dire la voie, la réalité fondamentale, ce nest déjà plus le tao, parce que je lai inclus dans mes concepts humains, mon vocabulaire, et que jai à tenir compte dune autre approche toujours possible.
Du coup le dialogue prend de lintérêt parce que je ne vais pas rencontrer lautre simplement pour argumenter, mais je vais dialoguer parce quil peut mapprendre quelque chose, il peut menrichir, il peut aussi corriger certains éléments de ma propre histoire de Foi. Cela nous conduit à un point décisif et pratique. Il faut sortir dune définition abstraite et de concepts pour aborder les traditions religieuse dans ce quelles apportent. Je pense à cette question qui avait été posée au Dalaï Lama : - au fond, quelle est la bonne religion?. Il avait répondu :- la bonne religion est la religion qui vous rend bon .
La réponse peut paraître un peu facile et en même temps il y a quelque chose dessentiel à savoir que les religions prêchent la paix, dénoncent linjustice, ont un programme favorable à lêtre humain que, dans la réalité de lhistoire elles ont souvent trahi. Sil sagit de mesurer les traditions religieuses, on devrait le faire beaucoup plus sur un critère de validité pratique que de données abstraites et métaphysiques. Je pense à cette phrase de lEvangile: on reconnaît un arbre à ses fruits , dans le domaine interreligieux on gagnerait beaucoup à parler des fruits, et aussi des non-fruits, et pas seulement des définitions et des affirmations de foi dégagées de la vie quotidienne.
Conclusion
Pour conclure très provisoirement, il me semble que lon pourrait dire que dès lors que lon entre dans ce processus -il y a un aspect révolutionnaire et je comprends très bien que tout le monde ne soit pas prêt à franchir le pas- cela implique pour les croyants le respect mutuel que je traduirai par trois termes: Partenaire, témoin, pèlerin.
A savoir que dune part on devient partenaires les uns des autres et non pas seulement antagonistes, sil arrive un malheur à quelquun dune autre tradition religieuse je nai pas à men réjouir, il y a une interaction qui se joue et une solidarité plus profonde que celle de lappartenance à un groupe religieux ou à un autre.
Cest vrai dans le cadre de loecuménisme chrétien, il y aune évolution assez remarquable où on se réjouit pas automatiquement des difficultés de lautre, mais on essaye de comprendre et on est prêt à apporter éclairage, aide ou interpellation. Dans le domaine interreligieux on a quelques signes mais il faudra encore du temps. Nous sommes toujours attentifs aux minorités, surtout aux minorités de notre propre tradition religieuse et il y a des gens qui se sont spécialisés, et dailleurs avec raison, dans la dénionciation des abus à légard des minorités. Malheureusement on nest pas suffisamment conscient de la minorité de lautre dans un monde où lon est en interaction et que là aussi jai à me soucier et à dénoncer avec autant de force le tort qui peut être fait à un membre dune communauté religieuse que ce soit de ma tradition ou dune autre.
Dans le dialogue nous sommes appelles à être des témoins, un terme qui nous est commun aux juifs, aux musulmans, aux chrétiens.
Le dialogue interreligieux nest pas un affadissement de la foi où je naurai plus lespace ou le droit daffirmer mes convictions, y compris mes convictions fortes. Je nai pas envie dêtre moins chrétien, et je ne demande pas à un juif dêtre moins juif ou à un musulman dêtre moins musulman dès lors quil entre dans ce processus. Je lui reconnais le droit de témoigner de sa Foi, selon un principe de réciprocité. Il ny a pas de place pour le monopole accordé à lun au détriment des autres. Nous sommes témoins ensemble, les uns par rapport aux autres, témoins pour nous interpeller lorsque il y a des dérives. Nous avons les uns et les autres une histoire chargée et il serait important que nous puissions y jeter un regard critique grâce aux autres. En effet, on est souvent aveuglés lorsquil sagit de sa propre tradition ou de sa propre famille.
Dernier mot, je crois que fondamentalement on est sur cette terre des pèlerins. Le mot témoin est issu de la tradition occidentale, le mot pèlerin lui reflète une conception très forte en Orient. A savoir quon est toujours en chemin et en quête de quelque chose. Dans ce pèlerinage nous pouvons nous entraider. Dans un pèlerinage dont la destination nest jamais acquise. Il ny a rien de plus dangereux que le moment où lon considérerait que lon est arrivé. Cest probablement là où lon touche quelque chose de fondamental dans cette révolution.On sétait compris installés dans la cité de la vérité, et lon commence à percevoir que lon est en marche vers une vérité qui toujours échappe à notre saisie.
Voilà quelques pistes que je soumets bien volontiers à la discussion et au dialogue, car il y aurait contradiction à faire un monologue sur le dialogue.
Jean-Claude Basset , Mardi 13 Avril 1999.Comme des pierres vivantes...