Café Théo

<< Quel dialogue entre les religions ? >>


Par le pasteur Jean-Claude Basset



Pasteur, animateur de la plate-forme interreligieuse à Genève, chargé de cours à l’Université de Lausanne, Jean-Claude Basset engage ici un dialogue avec des étudiants à partir de son expérience personnelle - ses itinérances en Inde, en Iran, à Djibouti, aux Etats-Unis- et de sa recherche scientifique et engagée sur une théologie du dialogue.

Merci de l’invitation et de l’occasion de partager un certain nombre de préoccupations qui sont les miennes. Avant de réfléchir sur le dialogue, j’ai été plongé dans des situations qui m’ont amené à m’interroger sur la manière de vivre mais aussi d’exprimer la foi en relation avec les autres. Au départ rien ne me prédestinait à m’engager dans cette voie. Je suis Suisse, j’ai fait mes études de théologie à Lausanne et à Strasbourg.
L’Inde. C’est une année en Inde après les études qui a été un choc pour moi, le fait de découvrir une petite minorité chrétienne bien enracinée dans ses convictions mais dans un monde d’extrême diversité religieuse. Je dirai que l’Inde est à elle-même toute l’histoire des religions, puisqu’on y trouve évidemment des hindous mais aussi des musulmans - mes premiers contacts un peu approfondis avec des musulmans, je les ai eus en Inde- des shiks, des jaïns, des bouddhistes. Après ce bain pratique dans la diversité religieuse -qui est un peu affolante à un certain moment: où sont nos points de repères? - je suis revenu pour finir mes stages et devenir pasteur.

L’Iran. Comme pasteur j’ai débuté en Iran au service d’une petite communauté iranienne protestante et de quelques français et francophones. De nouveau, découverte d’un autre milieu. Et la grande rencontre avec Henry Corbin. J’ai été plongé dans la culture musulmane, chiite, iranienne, avec le sentiment très fort, comme pasteur, d’être celui qui doit témoigner et qui a beaucoup à écouter. Au fond pendant deux ans, c’était avant la révolution iranienne, j’ai vécu cette rencontre; étudier une langue, découvrir une culture; surtout j’ai eu la chance de rencontrer des personnes qui m’ont aidé à comprendre ce que signifiait pour elles la foi musulmane. Non plus les cinq piliers, la définition extérieure, mais véritablement ce qu’était leur foi, en quoi elle les aidait à vivre, quelles étaient les questions qui les habitaient. Cela au fond m’a été très utile, parce qu’il y a eu une qualité d’échange qui a fait qu’après je ne pouvais plus être comme avant. La Révolution arrivant il était important pour la communauté iranienne chrétienne de ne pas avoir une image d’étranger, aussi nous sommes partis.

Djibouti. J’ai été pasteur pendant deux ans à Djibouti. Un travail auprès des réfugiés venant d’Ethiopie, en grande partie d’origine chrétienne, dans un pays très largement musulman. Donc à Djibouti, ça a été la découverte d’un autre Islam, un autre contexte, avec la découverte de la coloration africaine de l’Islam, une année après la fin de la colonisation, en 78. J’ai pris conscience que l’on ne peut pas dire: -“ l’Islam, c’est ceci, le bouddhisme ou l’hindouhisme, c’est cela”, mais qu’il est nécessaire de faire l’effort d’approcher une réalité concrète.

La doctrine et la dimension personnelle.
C’est, au fond, un des éléments qui pour moi ressort de mon approche du dialogue :
Donner la priorité à la personne, donner la priorité au contexte dans lequel la communauté vit et ne pas l’enfermer dans une doctrine abstraite. Je ne crois pas que l’on adhère à une religion à cause d’une doctrine. La doctrine est plus ou moins marquée suivant la tradition religieuse mais souvent la pratique est plus importante en termes d’adhésion et en tout les cas il y a cette dimension personnelle. C’est au moment où j’ai découvert cette dimension personnelle comme facteur de rencontre possible- parce que l’autre est une personne que j’approche comme telle que j’ai perçu un décalage, pour moi profond, avec l’étude comparée des religions où j’ai un système que je mets à côté d’un autre système, d’un troisième et d’un quatrième... Évidemment, il y aura ici nécessairement conflit et incompatibilité.
Si je me place au niveau des personnes vivantes, qui vivent des tensions, qu’elles soient personnelles, sociales, face au sens de la vie ou face à l’injustice, leurs questions fondamentales finalement se retrouvent. Et tout un coup on a une dimension plus humaine, pas moins transcendante mais plus humaine de la vie religieuse.

Suisse. De retour en Suisse en 1980, j’ai été pasteur de paroisse. On commençait après la révolution iranienne à découvrir les musulmans, à s’interroger sur leur présence. Cet Islam que l’on croyait fataliste, voilà que, tout d’un coup, il fait une révolution et renvoit une armée réputée très puissante et soutenue par l’Oncle Sam! Ce changement de vision, de perception de l’autre fait que j’ai été très rapidement interpellé par des groupes disant : -“ mais au fond quel est cet Islam, qu’en est-il du schiisme?”. J’ai eu alors envie de réfléchir sur le dialogue. Une bourse du Fonds National de la Recherche Scientifique en Suisse m’ a permis de me dégager pendant trois ans et de réfléchir aux enjeux du dialogue.
Il en est résulté une thèse publiée sous le titre “Le dialogue interreligieux” (Cerf 1996)
Il y a un décalage entre le sous- titre de l’éditeur qui est “ Histoire et avenir” et celui que j’avais choisi “chance ou déchéance de la foi” pour indiquer qu’il y a une véritable problématique; pour moi, il y a changement dans la manière de se relier aux autres et dans la manière de vivre sa propre foi. Je mets les deux ensemble. Traditionnellement, nous avons vécu, je crois, l’essentiel de nos vies religieuses en isolement les unes des autres. Et ça fonctionnait assez bien. Quand on voyait que ça faisait problème on mettait des barrières, pour éviter qu’il y ait trop d’interactions. Aujourd'hui avec le développement des moyens de communication, ça ne fonctionne plus. Je ne peux plus faire comme si d’autres personnes sincères, engagées, ne priaient pas, ne se reliaient pas à Dieu en dehors de ma propre tradition.

Sortir de sa citadelle religieuse
C’est l’élément clé de la révolution du dialogue : sortir d’un certain isolement où au fond chaque tradition religieuse fonctionne comme une citadelle. De temps en temps on sort de sa citadelle, mais c’est pour revenir se réasurer à ses sources, à ses théologiens, à sa doctrine, à son système juridique, etc.
Tout à coup vivre dans un monde de l’interaction, dans la proximité de l’autre, m’interpelle. Non seulement parce qu’il est un autre que je dois aller convertir ou à qui je dois faire un peu de charité car il est très malheureux, mais parce que lui-même peut m’interpeller. Je ne suis plus à l’abri. Non pas parce qu’il viendrait me menacer avec les armes, ce qui a été aussi un mode de relation interreligieuse, mais parce que, par sa présence même, par ses convictions, il pose question à ma manière de vivre ma foi.

Le fait minoritaire
Il me semble qu’un élément clé, et là j’arrive aux éléments qui m’ont aidés à avancer sur les perspectives du dialogue, c’est la notion de minorité: nous sommes tous des minorités.
A l’échelle du monde, il n’y a aucune religion qui soit majoritaire, même si en mettant ensemble chrétiens et musulmans on arrive à la moitié de l’humanité. Fondamentalement, ne serait-ce que lorsque l’on ouvre sa télévision ou que l’on regarde des publications, on vit dans la présence de l’autre. L’interpellation est constante et le modèle classique qui consistait par exemple à dire “La France est catholique” ou “ Genève est protestante” a complètement éclaté.
Pour des raisons politiques, d’émmigration, de manière de se percevoir, de sécularisation, je crois que cette notion de minorité - dans le double sens, c’est à dire d’un point de vue numérique mais aussi par rapport au pouvoir -, est une leçon d’humilité. Il y a l’ acceptation d’un repli, non pas sur soi, mais le fait de ne pas occuper tout le terrain. Par rapport à nos rêves ou réalisations malheureuses de monopoles religieux, aujourd’hui, on est forcé, en Europe et de plus en plus à l’échelle du monde, de penser en termes de minorité. Une communauté à côté d’autres communautés qui ont leur contribution à apporter, qui ont à défendre leur présence et leurs convictions, mais qui ne peuvent pas prétendre régir l’ensemble de la société. Qu’est-ce que cela devient lorsque j’ai vraiment intégré cette idée que je suis une minorité dans un ensemble plus vaste où j’ai des responsabilités ? Ce n’est pas une démission, mais je n’ai pas à imposer ma manière de voir.

La crise de l’Interreligieux
Je crois qu’on touche là à ce que j’appelle la crise de l’interreligieux. On parle beaucoup de crise religieuse de notre société notamment occidentale. J’essaie de mettre le doigt sur un aspect particulier, c’est que de cette proximité, de cette interaction imposée certains disent : - “ au fond, on est condamnés à vivre les uns avec les autres” découle une remise en question de la relation à ma propre tradition religieuse. L’autre est presque constamment présent.
Lors de ma formation j’ai pu aller aux Etats-Unis et je me rappelle un professeur qui disait : -“ lorsque l’on écrit comme théologien protestant il faut avoir à l’esprit que l’on va être lu par un juif, une musulmane, un bouddhiste, par des athées ou des agnostiques”. La perspective est différente et on ne peut plus dire les choses comme si elles allaient de soi..

1.Le no man’s land
Par rapport à cette crise de l’interreligieux, j’ai essayé de dégager quelques modèles de base Le modèle le plus simple, c’est au fond celui que je viens d’évoquer: chaque tradition, chaque communauté religieuse, existe pour elle même et essaie d’éviter d’être en interaction avec les autres. C’est l’attitude la plus naturelle. Et c’est celle que l’on a reconstituée, de plusieurs manières.
Prenons l’exemple de l’Europe où l’on s’est longtemps battus notamment entre protestants et catholiques et où on a trouvé une solution en disant : on va déterminer que telle région est catholique et que telle autre est protestante,“ cujus regio ejus religio” a été un principe qui a sauvé un nombre important de vies humaines- on l’oublie parfois- après des années de guerres religieuses. Donc, le prince, la région, détermine la tradition religieuse. Ce qui peut aussi entraîner des drames... La Suisse est un bon exemple où vous aviez des cantons protestants et des cantons catholiques. Je vous le dis tout de suite, ça ne marche plus, vous le savez. Genève, de tradition protestante compte aujourd’hui plus de 50% de catholiques. Mais on peut prendre un autre exemple, le Proche-Orient; pendant des siècles, il y a une coexistence entre musulmans, juifs et chrétiens, et l’on évite non pas de vivre ensemble et d’avoir des échanges notamment commerciaux, mais d’entrer dans le domaine religieux. C’est une sorte de chasse gardée, car si l’on y touche on risque de susciter des réactions violentes. Donc dans ce modèle là, on pourrait dire que l’espace interreligieux est une espèce de no man’s land. Autant que possible on n’y va pas, on l’évite parce qu’il est considéré comme dangereux de franchir le pas et d’aller jusque chez l’autre.

2.L’expansionisme
Un autre modèle, et celui là est très familier pour les chrétiens et pour les musulmans ainsi que dans une certaine mesure pour les bouddhistes, c’est l’idée qu’au fond il y a une norme valable pour tout le monde.
Évidemment, si chacun se considère comme le détenteur ou la détentrice de cette norme, vous imaginez bien que l’on va au devant d’un certain nombre deheurts. Pour les traditions de type missionnaire attachées à un universalisme, le Dieu qui est confessé est le Dieu créateur du monde et la Foi qui est propagée n’est pas réservée aux arabes pour les musulmans, aux grecs ou aux européens pour les chrétiens, elle doit se propager dans le monde.Dans ce modèle expansionniste, l’interreligieux est plutôt un espace à conquérir. La diversité religieuse est une sorte de d’exception ou de mal qui faut combattre car il y a un seul Dieu et tout le monde doit être conforme à cette norme, doit être soumis, souvent par des moyens pacifiques, mais parfois par des actions plus énergiques. Là aussi c’est le modèle de base qui a très longtemps fonctionné pour nos traditions religieuses. Cela s’applique aussi aux bouddhistes mais sous un mode un peu différent parce que l’expansion s’est faite en même temps qu’une très profonde inculturation. On ne s’est pas contenté de traduire les textes fondateurs on les a réellement réécrits. Vous avez un canon pâli qui est le bouddhisme theravâda du Sud et un canon chinois qui est non seulement dix fois plus grand, mais qui a été profondément remanié de manière à adapter à la culture chinoise les textes même de l’enseignement du Bouddha. Néanmoins on a aussi un phénomène d’expansion progressive à la différence d’une tradition religieuse comme le judaïsme ou comme l’hindhouisme qui considèrent que la communauté existe, que son cadre est fixé, et qu’il n’y a pas lieu de le développer et d’entrer dans un processus de conversion des autres. Plusieurs modèles de ce type universaliste ne peuvent tôt ou tard que se rencontrer, s’affronter, ou parvenir à définir les règles d’une coexistence harmonieuse.
Aujourd’hui nous sommes à une époque où le christianisme est très largement partagé entre ce modèle d’expansion et la recherche d’autre chose.

3.Syncrétisme
Je voudrais en venir à un modèle qui est largement avancé, je parlerai de syncrétisme ou d’amalgame. Un modèle qui consiste à considérer que chaque tradition religieuse peut apporter quelque chose pour un tout plus grand.
L’image que l’on prend souvent est celle du supermarché où je vais faire mes courses, un peu comme l’on va dans une librairie et que l’on choisit un ouvrage en fonction de ses besoins. On constate aujourd’hui une tendance assez forte à une reconstruction religieuse au gré des besoins des uns et des autres.
Parler de syncrétisme, n’a pas en Occident une bonne presse, mais il faut savoir que c’est un mode de relations interreligieuses. Donnons l’exemple du Japon où il est tout à fait courant que dans la même maison l’on ait un petit autel pour les kami, les dieux du shintô, à côté d’ un autel dédié au Bouddha. Il y a d’ailleurs une histoire amusante. Après la seconde guerre mondiale, les américains ont voulu savoir à quoi croyaient les japonais. Ils ont fait un grand questionnaire. Résultat, personne n’a compris, personne n’a répondu. Inutilisable. Alors ils se sont dit que, peut-être, au Japon être religieux ne veut pas dire croire à quelque chose. Alors on relance le questionnaire et l’on découvre -oh extraordinaire! - qu’il y a 60 Millions de shintô et 80 millions de bouddhistes, pour un ensemble de 100 millions de personnes ! Manifestement, il n’y a pour un japonais aucune contradiction à appartenir à ce que nous appellerions en Occident deux religions différentes. C’est un exemple d’amalgame au niveau individuel. Mais on peut penser à une tradition religieuse comme les sikhs qui reprennent des éléments de la tradition islamique avec son strict monothéisme et des éléments de l’hindouisme pour constituer quelque chose qui est effectivement nouveau. C’est aujourd’hui une communauté de l’ordre de 25 millions de personnes.

4. Pluralisme
Le quatrième modèle, je le mets en dernier parce qu’il est celui qui m’interresse le plus. C’est le modèle de l’échange, du pluralisme. La diversité religieuse n’est pas un mal, quelque chose que je dois réduire soit par la conquête soit parce que je reconstruis un nouvel ensemble, mais elle est véritablement un espace, un forum où l’on peut échanger, recevoir et donner.
On arrive ici à la proposition de définition du dialogue interreligieux où l’on accepte d’être mis sur un pied d’égalité; par principe de réciprocité, il n’y a rien que je peux réclamer pour moi que je ne sois pas prêt à reconnaître à l’autre. Il y a un certain nombre de règles qui s’imposent à partir du moment où j’accepte véritablement l’autre en tant qu’autre. En particulier en Occident on a un sérieux problème avec l’altérité. Précisemment parce qu”il y a l’affirmation forte d’une norme, dès lors l’autre, très rapidement, est l’exclu. On procède davantage par exclusion, en tout cas jusqu’à une époque récente. Ou alors à l’inverse c’est l’inclusion: je vais récupérer l’autre, c’est à dire que je ne le respecte pas pour ce qu’il est mais je vais lui faire une place dans ma maison à condition qu’il se conforme à la manière dont moi je définis les choses. Vous voyez l’enjeu par rapport au dialogue qui consiste véritablement à reconnaître l’autre, son droit à la parole. Cela revient à appliquer le précepte que l’on trouve dans l’Evangile : <<Faites aux autres ce que vous voulez qu’ils fassent pour vous.>>, qui est au fond un principe de base pour des relations interreligieuses fondées sur la réciprocité et le respect de l’autre en tant qu’autre.

Une révolution du dialogue
Une image qui m’a aidé dans mon cheminement est celle de la révolution copernicienne. C’est un théologien britannique John Hick qui l’a utilisée, et je la trouve très instructive. Pendant des siècles on s’était représenté le monde avec la terre au centre et puis tournaient autour de la terre le soleil avec les planètes. Avec Copernic, il y a une sorte d’inversion et c’est véritablement une révolution dans les esprits puisque c’est le soleil qui est au centre et les planètes, y compris la terre, qui tournent autour du soleil.
John Hick proposait de voir une situation comparable dans le domaine religieux. Jusqu’à présent on a toujours, chacun d’ailleurs, chrétien, musulman, hindou, bouddhiste, considéré que le monde religieux tournait autour de sa planète, sous-entendu sa communauté religieuse, faisant une place plus ou moins éloignée aux autres communautés. La révolution revient à considérer que ce qui est au centre, c’est le soleil, à savoir Dieu, la réalité ultime, la transcendance et que toutes les communautés religieuses tournent autour de ce soleil qui à la fois reste inaccessible, mais, peut-être à des distances différentes, apporte la chaleur, la lumière, aux différentes planètes.
C’est donc un décentrement fondamental qui n’est pas du tout aisé à accepter pour un certain nombre de croyants. On est à la limite de l’infidélité, du reniement d’affirmations fondamentales de la Foi. Donc, le mot révolution n’est pas exagéré.

Foi et vérité
Si je prends l’exemple de la tradition chrétienne et de la tradition musulmane, on voit tout de suite le conflit apparaître avec ce modèle par rapport à la confession de foi de Jésus comme Fils de Dieu et comme seule voie de salut, ou avec l’affirmation du Coran comme Parole de Dieu qui détermine la communauté. Quelle place faire à ceux qui sont en dehors de cette sphère et deson système de représentation ? On touche là à un problème que les britanniques appellent : conflicting truth claim, c’est à dire des prétentions conflictuelles de vérité, le fait que des traditions différentes témoignent avec force d’une vérité qui contredit une autre vérité, celle de la tradition voisine.
Aussi longtemps que l’on considère que ces “vérités” sont des affirmations doctrinales, des affirmations statiques, on ne peut que comme dans un match constater qu’il y a conflit. Il est possible de dépasser ce conflit -sinon de le résoudre car il faut maintenir une tension-, chaque tradition religieuse en effet a ses propres richesses et ne dit pas exactement la même chose. On peut considérer l’autre non pas comme quelqu’un qui menace ma propre réalité mais comme un partenaire, qui apporte un éclairage qui dans certain cas peut être complémentaire ou apporter une correction. Fondamentalement, on a en Occident été très marqué, (j’inclus l’Islam du fait de la philosophie grecque) par un principe de la logique d’Aristote que l’on appelle “le tiers exclu” selon lequel si une chose est vraie son contraire est faux. Et c’est effectivement une logique extrêmement efficace mais probablement à courte vue.
En tout cas pour moi cela a été une découverte qu’en Orient particulièrement on pense différemment. C’est le cas à l’intérieur de la tradition hindou où le regard extérieur nous fait penser à un polythéisme. C’est vrai qu’il y a toute une série de dieux pratiquement innombrables. Parcontre lorsque je parle avec des hindous presque tous ont un dieu ou une figure, un nom qui a la priorité, qui constitue pour cette personne le visage du divin, mais qui n’exclut pas que son voisin, sa voisine, adore Dieu sous un autre nom ou une autre apparence.
De manière plus radicale, la réflexion orientale chinoise s’articule autour des notions de yin et de yan. Comme le jour et la nuit, à un certain niveau s’opposent, à un niveau plus profond sont complémentaire. Il faut le jour et la nuit pour faire vingt quatre heures. C’est vrai de l’homme et de la femme, de l’humide et du sec, et il s’en suit toute une logique chinoise fondée sur cette complémentarité. Dès lors qu’il s’agit de parler de réalités de l’ordre de l’infini, à la limite de ce qui peut être dit , de ce qui peut entrer dans des concepts humains, je crois que l’on aurait beaucoup à apprendre de cette forme de logique qui fait que celui qui pense autrement que moi, qui prie autrement que moi, n’est pas automatiquement et immédiatement la contradiction de ma manière de croire, de prier ou de vivre ma foi.

Dogme et dynamique de la vie religieuse personnelle
Cette approche implique que la vie religieuse n’est pas conçue comme un système mais comme une voie à parcourir, comme un élément dynamique où la composante personnelle est absolument centrale. Aussi longtemps que l’on compare des dogmes on n’ échappe pas au conflit et à la décision, un tant soit peu arbitraire, que l’un a raison et que l’autre a tort.
Je donne un exemple. Dieu personnel. Voilà une des richesses de la tradition, qu’elle soit musulmane ou chrétienne, occidentale, ou juive aussi, mais, est-ce que cette affirmation du Dieu personnel exclut une approche du Dieu impersonnel ? Est-ce que automatiquement parce que je confesse un Dieu créateur, j’ai tout dit de Dieu de sorte qu’il n’y aurait pas une dimension qui m’échappe? Dans l’hindouisme, il y a cette conviction très forte que pour chacun un tel dieu se manifeste mais qu’il y a derrière l’absolu sans attribut, on pourrait dire le dieu caché. Le véritable absolu parce que l’on ne peut même pas en parler, dès lors que j’en parle je le trahis. On trouve dans le taoïsme la même idée: dès lors que je définis le tao, c’est à dire la voie, la réalité fondamentale, ce n’est déjà plus le tao, parce que je l’ai inclus dans mes concepts humains, mon vocabulaire, et que j’ai à tenir compte d’une autre approche toujours possible.
Du coup le dialogue prend de l’intérêt parce que je ne vais pas rencontrer l’autre simplement pour argumenter, mais je vais dialoguer parce qu’il peut m’apprendre quelque chose, il peut m’enrichir, il peut aussi corriger certains éléments de ma propre histoire de Foi. Cela nous conduit à un point décisif et pratique. Il faut sortir d’une définition abstraite et de concepts pour aborder les traditions religieuse dans ce qu’elles apportent. Je pense à cette question qui avait été posée au Dalaï Lama : -“ au fond, quelle est la bonne religion?”. Il avait répondu :- “la bonne religion est la religion qui vous rend bon” .
La réponse peut paraître un peu facile et en même temps il y a quelque chose d’essentiel à savoir que les religions prêchent la paix, dénoncent l’injustice, ont un programme favorable à l’être humain que, dans la réalité de l’histoire elles ont souvent trahi. S’il s’agit de mesurer les traditions religieuses, on devrait le faire beaucoup plus sur un critère de validité pratique que de données abstraites et métaphysiques. Je pense à cette phrase de l’Evangile: “on reconnaît un arbre à ses fruits “, dans le domaine interreligieux on gagnerait beaucoup à parler des fruits, et aussi des non-fruits, et pas seulement des définitions et des affirmations de foi dégagées de la vie quotidienne.

Conclusion
Pour conclure très provisoirement, il me semble que l’on pourrait dire que dès lors que l’on entre dans ce processus -il y a un aspect révolutionnaire et je comprends très bien que tout le monde ne soit pas prêt à franchir le pas- cela implique pour les croyants le respect mutuel que je traduirai par trois termes: Partenaire, témoin, pèlerin.
A savoir que d’une part on devient partenaires les uns des autres et non pas seulement antagonistes, s’il arrive un malheur à quelqu’un d’une autre tradition religieuse je n’ai pas à m’en réjouir, il y a une interaction qui se joue et une solidarité plus profonde que celle de l’appartenance à un groupe religieux ou à un autre.
C’est vrai dans le cadre de l’oecuménisme chrétien, il y aune évolution assez remarquable où on se réjouit pas automatiquement des difficultés de l’autre, mais on essaye de comprendre et on est prêt à apporter éclairage, aide ou interpellation. Dans le domaine interreligieux on a quelques signes mais il faudra encore du temps. Nous sommes toujours attentifs aux minorités, surtout aux minorités de notre propre tradition religieuse et il y a des gens qui se sont spécialisés, et d’ailleurs avec raison, dans la dénionciation des abus à l’égard des minorités. Malheureusement on n’est pas suffisamment conscient de la minorité de l’autre dans un monde où l’on est en interaction et que là aussi j’ai à me soucier et à dénoncer avec autant de force le tort qui peut être fait à un membre d’une communauté religieuse que ce soit de ma tradition ou d’une autre.

Dans le dialogue nous sommes appelles à être des témoins, un terme qui nous est commun aux juifs, aux musulmans, aux chrétiens.
Le dialogue interreligieux n’est pas un affadissement de la foi où je n’aurai plus l’espace ou le droit d’affirmer mes convictions, y compris mes convictions fortes. Je n’ai pas envie d’être moins chrétien, et je ne demande pas à un juif d’être moins juif ou à un musulman d’être moins musulman dès lors qu’il entre dans ce processus. Je lui reconnais le droit de témoigner de sa Foi, selon un principe de réciprocité. Il n’y a pas de place pour le monopole accordé à l’un au détriment des autres. Nous sommes témoins ensemble, les uns par rapport aux autres, témoins pour nous interpeller lorsque il y a des dérives. Nous avons les uns et les autres une histoire chargée et il serait important que nous puissions y jeter un regard critique grâce aux autres. En effet, on est souvent aveuglés lorsqu’il s’agit de sa propre tradition ou de sa propre famille.

Dernier mot, je crois que fondamentalement on est sur cette terre des pèlerins. Le mot témoin est issu de la tradition occidentale, le mot pèlerin lui reflète une conception très forte en Orient. A savoir qu’on est toujours en chemin et en quête de quelque chose. Dans ce pèlerinage nous pouvons nous entraider. Dans un pèlerinage dont la destination n’est jamais acquise. Il n’y a rien de plus dangereux que le moment où l’on considérerait que l’on est arrivé. C’est probablement là où l’on touche quelque chose de fondamental dans cette révolution.On s’était compris installés dans la cité de la vérité, et l’on commence à percevoir que l’on est en marche vers une vérité qui toujours échappe à notre saisie.
Voilà quelques pistes que je soumets bien volontiers à la discussion et au dialogue, car il y aurait contradiction à faire un monologue sur le dialogue.

Jean-Claude Basset , Mardi 13 Avril 1999.Comme des pierres vivantes...