Compteur

Pour une pluralité des lectures du Coran

Le Coran est le socle de l'identité spirituelle du musulman. C'est à partir de Lui que se fonde la weltanschauung (la vision du monde) de l'islam. Dans celle-ci, le Coran est la Parole même de Dieu. Elle révèle à l'homme le sens de sa présence au monde et, si cela était nécessaire, les jalons du chemin salvateur lui permettant de réintégrer la vérité originelle. Parole de vérité, justement, le Coran est, pour la conscience croyante et confessante du musulman, le Dit divin par excellence. Cette origine supra-humaine du Coran n'est pas sans laisser sur le Livre une certaine qualité, une caractéristique particulière que nous jugeons fondamentale pour rendre intelligible le type de relation que le croyant doit établir avec le texte : l'infinitude. Même si le Coran est, d'un point de vue formel, un objet fini (il possède un nombre précis de versets (ayat), de chapitre (sourates)), il n'en demeure pas moins que toute lecture du texte saint, toute interprétation (tafsir), d'un point de vue spirituel, sera comme décentrée par rapport au Centre du Coran. L'infinitude coranique implique précisément ce décentrage, ce décalage qui permettent l'autonomie du texte et son universalité. En d'autres termes, ce décalage qui existe entre le Dit divin et nos lectures d'hommes assure la sauvegarde de la transcendance du premier.

C'est parce qu'il n'y a pas de rapport d'identité (au sens mathématique) entre, d'une part, les mille et unes perspectives du Coran et, d'autre part, nos façons humaines de le comprendre, que la liberté de conscience est possible en islam. Le terme Ijtihad (la libre réflexion, l'interprétation du Livre) provient de la même racine qui a produit le mot Jihad (l'effort que le croyant doit fournir sur le chemin de Dieu, fi sabil li-lah). Il n'est pas illégitime de considérer que la pratique même de l'Ijtihad relève de ce Jihad majeur dont parle la Tradition, Jihad qui est celui de l'âme. Il y a, en effet, une grande cohérence entre l'infinitude du Coran, qui est liée à son origine supra-humaine, et la finitude naturelle de nos façons de le comprendre : c'est le décalage entre les deux termes de l'équation qui autorise la quête spirituelle et cognitive de la vérité originelle, du Principe d'où tout émane. Le chemin de Dieu est le nom coranique donné à cette quête. Le Jihad majeur ( le combat intérieur pour polariser la nature humaine autour du Principe) et l'Ijtihad sont les Actes de la conscience du croyant, de son coeur et de son intelligence.

Le totalitarisme frappe à la porte lorsque l'on tente d'établir une identité parfaite, lisse, objective entre le Sens du Dit divin et telle ou telle interprétation humaine, lorsque l'on disqualifie , au nom d'une prétendue maîtrise et connaissance de la vérité ineffable de Dieu, les lectures qui veulent déployer d'autres perspectives, d'autres lignes de sens. Cette attitude viole doublement la relation du croyant à la Parole coranique : 1) elle nie l'infinitude du Coran en prétendant que l'on peut, au fond, épuiser ses multiples significations. 2) elle divinise la lecture humaine (qui ne sera jamais que celle d'une école de pensée précise, d'un courant théologique particulier) en affirmant qu'elle a le dernier mot et qu'elle peut fermer les portes de l'Ijtihad et interdire le déploiement de nouvelles visées.

Avant d'être un livre ( c'est-à-dire le Livre !), le Coran est une Parole, un énoncé célestiel. L'écoute est, en islam, une authentique discipline spirituelle. L'intelligence du croyant est tributaire d'une psalmodie. Si le Coran, à plusieurs reprises, lance un défi aux poètes de l'Arabie anté-islamique (peuvent-ils rivaliser en produisant une parole aussi forte et transcendante que le Coran ?), c'est bien pour nous dire que ce Dit divin est l'inimitable Poème de Dieu. Le romantique allemand Novalis disait que "la Poésie est le réel absolu"...

Le Coran est une parole divine qui a, de manière paradoxale, une histoire. Le Verbe divin s'incarne, non dans une chair (comme dans la conception chrétienne), mais dans la texture, le maillage d'une écriture qui ne deviendra Livre qu'après la mort du Prophète Mohammed (sur Lui la Paix). Effectivement, du début de la Révélation (aux environs de l'an 610) jusqu'à la fin (632), le Coran se présente aux hommes à travers des paroles, des dits, des oracles qui "descendent" sur la langue du Prophète, dont la Tradition prend soin de souligner l'illettrisme afin de nous dire que la Parole transmise ne porte aucunement la marque de son humanité. Il faudra attendre, toujours selon la Tradition et l'historiographie religieuse, la période du troisième Calife ('Othman) pour que l'on objective la Révélation, c'est-à-dire pour qu'Elle prenne devienne corpus, Livre-norme de la Communauté (Oumma) islamique. Le passage de l'oralité au Livre à assurément permis l'impressionnante diffusion de Révélation coranique... De l'Asie centrale au coeur de l'Afrique noire, de l'Indonésie au Maghreb, le Coran structure la vie religieuse (et aussi culturelle) de centaines de millions d'hommes et de femmes.

L'intellectualité musulmane n'a pas toujours été à la hauteur du Coran. Souvent, les doctrines et les écoles ont (et cela est encore plus vrai de nos jours) privilégié telle ou telle composante cognitives du Coran. Pour dire les choses encore plus clairement, c'est la dimension juridico-législative du Livre qui a été la plus mobilisée dans le travail intellectuel et dans la pratique sociale de l'islam. Ainsi, nous devons savoir que les fameuses Ecoles théologiques (qui sont au nombre de quatre) de la civilisation musulmane sont en réalité des Ecoles juridico-morales. Une partie très importante de la pensée et de la vie sociale concrète des gens va concentrer son attention sur les aspects législatifs du texte coranique : l'alternative licite/illicite (halal/haram) devient l'aune à laquelle on mesure l'ensemble de la réalité.

Le professeur 'Abdelmajid Charfi a écrit sur cette question les phrases suivantes : "C'est ainsi que la dimension subversive du message a été occultée et qu'au contraire son aspect légaliste a été mis en exergue et généralisé jusqu'à dominer les autres aspects : spirituel, métaphysique, éthique, historique, conjoncturel, voire politique. Il va sans dire que la prédominance du légalisme ne s'est pas faite d'un seul coup, ni par une décision autoritaire et consciente de toutes ses répercussions. C'est par à-coup et progressivement qu'il s'est imposé et c'est ce qui explique que le droit musulman, même constitué dans les constructions structurées des écoles de jurisprudence (madhab), est une casuistique, une étude de cas. Il n'en reste pas moins que l'impulsion a été donnée très tôt après la mort du prophète et particulièrement depuis le règne du deuxième Calife, 'Umar. La communauté musulmane primitive avait manifestement besoin d'une légitimation religieuse des liens nouveaux qui unissaient ses membres et de l'organisation étatique nouvelle à laquelle ils se soumettaient, au-delà de l'organisation tribale rudimentaire et spontanée à laquelle ils étaient habitués, mais sans rupture avec elle. Il n'est pas exclu, par ailleurs, qu'elle ait pu emprunter des éléments de ce légalisme aux Juifs de Médine, en l'absence de communauté chrétienne aussi importante qui aurait pu offrir une autre alternative." ("Islam pluriel", collectif, CNRS Edition; 1996, 14-15).

Cette longue citation situe assez bien notre problématique. Les dimensions légaliste, législative et juridique du Coran représentent quantitativement à peine 3 ou 4% de l'ensemble des versets du corpus (environs entre 220 et 250 sur un total de plus de 6200). La vie religieuse du croyant, en Islam, ne saurait être épuisée par ces aspects particuliers de la révélation. D'ailleurs, il existe dans le champ théologique musulman, une discipline qui se consacre à l'étude des conditions de la "descente de la révélation", c'est-à-dire qui tente de situer le contexte social, géographique et temporel dans lequel le Prophète a reçu les saints versets et les a offerts à ses auditeurs. Cette science islamique a permis de montrer que l'essentiel du légalisme et du juridisme du Coran est tributaire de la période médinoise de la révélation (de 622 à 632), autrement dit de la période ou le Prophète est devenu l'organisateur d'une nouvelle Cité. Le légalisme coranique est donc intimement dépendant de la construction sociale, économique et politique d'un cadre restreint (Médine). Or, très vite, les premiers musulmans ont ressenti les limites de ce cadre, en particulier pour la gestion des fruits de la conquête territoriale et la structuration de tout un empire : le centre s'est donc déplacé de Médine à Damas. C'est dire que le légalisme coranique n'a pas la pleine universalité que certains voudraient lui conférer. Et cela est d'autant plus vrai, que l'insistance de certains à mobiliser leur attention sur ces aspects formalistes, se fait au détriment des autres dimensions de la révélation divine.

En conclusion, nous nous contenterons de souligner la chose suivante : l'infinitude du Coran (son illimitation) est la marque, pour un musulman, de son origine supra-humaine et divine. Le Dieu de l'Islam demeure, dans son essence et sa nature, dans un horizon de solitude, d'indicibilité et de pure transcendance. Il y a en Islam une authentique théologie négative et apophatique ; l'homme ne peut produire aucun langage qui puisse cerner l'infinitude de Dieu, circonscrire l'inédit de sa présence au monde, épuiser son immanence. Les théologies définitives, les pensées religieuses closes et exclusives, les Sommes et Commentaires qui prétendent avoir l'empreinte de l'Absolu trahissent l'élan prophétique des premiers jours de toutes les révélations.

La théologie négative musulmane (tanzih) est essentiellement une théologie mystique au sens ou sa parole, son logos, prend son envol de cet organe de la physiologie subtile de l'homme, le Coeur. La théologie mystique est belle et bien une parole qui naît du Coeur, une parole paradoxale qui porte sur un mystère : l'inconnaissance de Dieu, son ineffabilité, la nuit, l'obscurité, le silence de son Essence. La vie spirituelle du musulman, à partir de la méditation du Coran, se doit d'intérioriser la conscience de la finitude humaine en même temps que sa capacité à contempler le mystère. L'un des plus grands théologiens mystiques de ces derniers siècles, l'algérien 'Abd el-Qader (le célèbre Emir !) a écrit : "La réalité totale se partage entre la non-manifestation, qui est le propre de l'Essence divine, et la manifestation , qui est l'apanage des Noms divins" et "Il incombe donc au serviteur d'être perpétuellement entre deux contemplations : celle de ce qui est caché par l'Essence et celle de ce qui est apparent de par les Noms. Aussi Dieu a-t-il donné au serviteur deux yeux, l'un extérieur, l'autre intérieur. Avec l'oeil intérieur, il regarde le non-manifesté; avec l'oeil extérieur, il regarde le manifesté" ("Ecrits spirituels", Le Seuil, 1982, p. 67)

Mohammed Taleb

(Ce texte a été écrit à partir des notes prises pour le Café Théo Protestant-Musulman de l'Animation Universitaire Protestante, du lundi 19 octobre 1998)