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TRIBUNE DU MONDE

50 ans d’Israël: ombres et lumièrespar Yehezkel Landau*

Le cinquantième anniversaire de la création de l’Etat d’Israël apporte plus de raisons de perplexité que de réjouissance. Quand on évalue les réalisations de cette nation jeune et dynamique, il y a de quoi célébrer. Pourtant, l’incertitude quant à l’avenir, notamment quant aux perspectives du processus de paix, tempère la joie collective.Le processus de reconnaissance mutuelle et de coopération amorcé à Oslo en 1993 entre Israël et les Palestiniens est en chute libre, les négociations avec la Syrie sont suspendues, tandis que les relations avec les deux nations arabes signataires d’un traité de paix, l’Egypte et la Jordanie, sont soumises à de sévères tensions. On peut attribuer la plus grande responsabilité de cette régression à la politique suivie par l’actuel gouvernement, sous la conduite du premier ministre Benjamin Netanyahou. Il est clair qu’il ne se considère pas aussi tenu que ses prédécesseurs Rabin et Peres par les engagements pris à Oslo. Ce que ces deux leaders travaillistes avaient réalisé en quatre ans a été dilapidé en quelques mois par leur successeur. C’est une tragédie: une chance historique de paix est peut-être en train de se volatiliser. Mais je crois que ce serait une erreur de personnaliser le problème et de rejeter la responsabilité de l’impasse actuelle sur un seul individu. Netanyahou est le symptôme ou le reflet du problème autant qu’il en est la cause.Netanyahou a été élu en mai 1996 avec une faible majorité. Sa victoire, ou plutôt la défaite de Shimon Peres, indique que plus de 50% des Juifs d’Israël n’avaient pas confiance dans la voie que Rabin et Peres avaient choisie à Oslo. Cela est dû en partie aux atroces attentats-suicides qui ont fait 65 morts en février et mars de cette même année. "De quelle sorte de paix avons-nous hérité?", se sont alors dit les Israéliens. "Nous cédons des territoires à l’Autorité palestinienne, et notre sécurité n’est pas mieux assurée, mais moins bien. Ce n’est pas ce qu’on nous avait promis. Comment pouvons-nous faire confiance à nos dirigeants?" Le simple citoyen ne comprendra pas forcément que les extrémistes voulaient précisément saboter la réconciliation historique entre Israël et les Palestiniens et qu’en exploitant le cynisme et la méfiance des Israéliens, Netanyahou et le parti du Likoud ont fait le jeu de leurs adversaires.La victoire du Likoud souligne aussi les chances que le parti travailliste et ses leaders ont laissé passer. Même si Rabin n’avait pas été assassiné par un Juif de la droite extrémiste en novembre 1995, il est peu probable qu’il aurait réussi à entraîner une majorité de Juifs israéliens jusqu’au bout de la route ouverte à Oslo. Le fait est que les dirigeants travaillistes n’ont pas su faire comprendre à l’opinion ce qu’implique la paix en termes de prise de conscience personnelle et d’humanisation de "l’ennemi". Au contraire, l’accent a été mis sur la prospérité économique plutôt que sur la recherche de la justice, le questionnement moral et spirituel et la guérison des blessures de l’histoire. Le pragmatisme s’est avéré insuffisant pour frayer le chemin de la paix. Il reste encore, pour nos dirigeants, à formuler la vision spirituelle et à entraîner la transformation des sentiments qui sont requises. Le rôle de la baseComme nous ne disposons pas de dirigeants du calibre d’un Nelson Mandela, d’un Frédérick de Klerk, d’un Mikhaïl Gorbatchev (ou d’un David Ben-Gourion et d’un Menachem Begin, s’il faut nous référer à la brève histoire de notre pays), nous sommes contraints de bâtir à partir de zéro le nouvel édifice "paix et justice" grâce aux efforts de la base qui peuvent conduire peu à peu les deux peuples à établir des structures concrètes de coopération.La "maison ouverte" de Ramlah, dont je suis codirecteur, est l’un des laboratoires de cette coexistence(1). Les différentes activités que nous y organisons au bénéfice des Juifs et des Palestiniens de la ville ont pour but de briser les stéréotypes négatifs et de leur substituer une appréciation mutuelle et des relations de confiance. Il existe de nombreuses initiatives de paix de ce type en Israël, et d’autres en Palestine. Mais les médias leur donnent peu de place. Bien au contraire, on nous sert une dose quotidienne d’images sanglantes et de rhétorique partisane qui rejette toujours le blâme sur l’adversaire. Quand se renforce ainsi la polarisation, les gens se démoralisent; ils ne sont pas encouragés à affronter eux-mêmes avec créativité et compassion les problèmes qui les assaillent. Dans un tel contexte, les militants de la paix se doivent d’être des pionniers, invitant leurs voisins à vivre la réalité de la paix avant même que les politiques ne changent leurs façons de voir et ne signent des accords politiques.Réhumaniser "l’ennemi"L’alternative "paix et justice" est tout bonnement inimaginable pour la plupart des Israéliens et des Palestiniens d’aujourd’hui, puisqu’ils n’ont pas connu jusqu’ici un seul instant de paix ou de sécurité. C’est dire l’importance du challenge consistant à inventer de nouvelles relations qui réhumaniseraient "l’ennemi". Cela donnerait à nos vies un nouveau fondement existentiel. La paix deviendrait alors une réalité concrète dans le présent plutôt qu’un rêve messianique pour l’avenir lointain. Les pionniers de la paix peuvent éduquer leurs contemporains à cette nouvelle réalité, propageant ainsi un message d’espoir. Les micro-miracles d’existences transformées, s’ajoutant à une vision partagée, peuvent déboucher sur des macro-miracles du calibre de ceux dont nous avons été les témoins en Afrique du Sud et dans l’ancien bloc communiste.En Israël aujourd’hui, la vision et le leadership semblent faire défaut. Les ministres négocient entre eux, ou avec le gouvernement américain, alors qu’ils devraient le faire avec les Palestiniens ou les voisins syriens. Mais le peuple passe, lui, par une autre sorte de "processus de paix", une lente prise de conscience qui pourrait se muer bientôt en un changement politique. Parmi les signes de cette transformation, évoquons le débat qui s’est ouvert avec la série documentaire Tekumah ("renaissance"), programmée chaque semaine sur la chaîne publique de télévision. Les vingt-deux épisodes, qui couvrent l’histoire du dernier demi-siècle, ont déclenché un tonnerre de protestations (notamment de la part de la droite politique) du fait qu’elles faisaient appel à des voix juives et arabes qui ne se conforment pas au consensus sioniste. Donner la parole aux deux campsL’épisode le plus controversé concernait la guerre menée par les Palestiniens contre Israël, en particulier les attaques violentes contre des objectifs civils. Les Palestiniens interrogés comprenaient la mère d’un terroriste glorifiant son fils martyr, un ancien prisonnier des geôles israéliennes expliquant ses motivations, Bassam Abou-Sharif, un leader de l’OLP reconnaissant les fautes de son camp, et Yasser Arafat. Du côté des voix israéliennes, Golda Meir affirmant qu’il n’y aurait jamais de nation palestinienne arabe, Moshe Dayan défendant sa politique, Ehud Barak, ancien chef d’état-major et contre-terroriste d’autrefois, aujourd’hui chef du parti travailliste, un survivant d’un massacre de jeunes Israéliens et des parents d’autres victimes de la terreur, enfin le journaliste de gauche et militant de la paix Uri Avnery, qui s’était lié d’amitié avec Arafat dans son bunker de Beyrouth durant la guerre de 1982 au Liban. Pour moi et pour beaucoup d’autres, cette émission manifestait une volonté de présenter un point de vue équilibré, de donner la parole aux deux camps et d’honorer les deux réalités subjectives. Mais c’est précisément cette présentation impartiale qui a fait enrager les Israéliens de droite, dont certains ont même menacé de mort le réalisateur de cet épisode, Ronit Weiss Berkovitz.Le débat amorcé en Israël autour de ce documentaire, et plus exactement de certaines pages déplaisantes de la courte histoire du pays - y compris les expulsions de Palestiniens en 1948 - apparaît comme un signe de maturité de notre société. Je crois aussi que c’est une étape nécessaire dans le véritable processus de paix que les politiques semblent méconnaître (ou tentent de contrecarrer) mais qui se développe au sein de l’opinion. Si les autojustifications et les souffrances des deux camps peuvent être écoutées avec une certaine compassion, si un même critère de justice peut être affirmé des deux côtés, une chance est donnée à la paix. Voilà le genre de transformation sociale qu’il nous faut à tous les niveaux de la société, en Israël comme en Palestine. Dans cet effort, tout un chacun peut montrer l’exemple. "Qui a semé dans les larmes moissonne dans la joie", écrit le psalmiste (Psaume 126). Pendant des décennies, soldats comme artisans de paix, par leurs sacrifices et par leurs larmes, ont semé les graines de paix. La moisson semble mûre, mais il faudra sans doute encore des sacrifices et des larmes jusqu’à que la joie soit vraiment partagée par tous.Yehezkel Landau

*L’auteur de l’article habite Jérusalem et milite depuis de nombreuses années pour la paix, la justice et le rapprochement entre les deux communautés de son pays.

(1) Cf. notre reportage dans Changer No 276, juillet-août 1996.