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TEMOIGNAGE

"Des musulmans à notre table"

Avec la situation nouvelle créée par les élections israéliennes, il nous a paru intéressant de publier la réflexion d'un rabbin américain, Marc Go pin. Elle a été suscitée par l'assassinat d'Itzhak Rabin et elle s'appuie sur les expériences que l'auteur a faites lors d'un séjour au centre international de Caux en 1991.

par le rabbin Marc Gopin

Je me suis effondré quand j'ai appris l'assassinat du premier ministre. Non pas que j'aie été surpris par le degré de violence: voilà longtemps que je mettais les gens en garde contre la nature débilitante de la violence à caractère religieux. Mais l'assassin a comme tué quelque chose en moi: la foi native selon laquelle mon peuple serait au-dessus des péchés des autres. J'avais cru mes coreligionnaires capables d'éviter les pièges de la violence qui a dénaturé les religions à travers l'histoire. Et nous voilà arrivés au même stade!

Chose curieuse, de nombreux Arabes, du fait qu'ils partagaient désormais une même expérience des dangers de la violence interne à une communauté, ont alors exprimé une sympathie nouvelle àl'égard des Israéliens.

Dans les semaines qui ont suivi, j'ai acquis une conviction croissante que ce que nous, qui voyons Dieu dans la paix, avons essayé d'enseigner est encore plus vrai que jamais; que de plus en plus de gens animés par la religion découvriront la stérilité d'une religiosité fondée sur l'intolérance et l'incapacité à accepter l'autre. Ce qu'il nous faut, c'est une meilleure aptitude à enseigner la religion et à en attester les vérités.

J'ai expérimenté ces dernières années plusieurs stratégies visant à aider des gens à s'extraire de conflits de nature culturelle ou religieuse. Cela implique:

I) d'en apprendre davantage sur les méthodes de résolution de conflits qui ont fait leurs preuves ici ou là; 2) d'allier cette connaissance à une expérimentation dans les circonstances qui sont les nôtres; 3) d'ancrer notre stratégie de changement, et c'est le plus important, sur les traditions culturelles et religieuses de ceux qui sont en conflit.

La "diplomatie de la navette" (shuttle dipiomacy) est une méthode efficace pour gérer et désamorcer les conflits lorsque les parties refusent de se rencontrer. On a représenté Aaron, le grand prêtre, comme s'asseyant séparément avec les deux personnes en conflit, écoutant leurs souffrances et restant avec elles jusqu'à ce que la colère quitte leur coeur, utilisant enfin sa position pour persuader

"Les tâches et les découvertes partagées, le nivellement des distinctions sociales, l'occasion de parler d'autre chose que des problèmes douloureux, tout cela fait tomber les préjugés"

chacun que l'autre regrette la querelle. Les gens en conflit ont besoin d'être entendus. Nous devons, comme Aaron, nous engager dans un double processus d'écoute, de façon à éviter que la violence soit la seule option permettant d'attirer l'attention.

Le processus de paix au Moyen-Orient va se poursuivre, et il révélera des désaccords inévitables entre Juifs et Palestiniens. Ce processus peut être amélioré ou aggravé par la façon dont les antagonistes se comportent l'un par rapport à l'autre. Jusqu'ici leurs relations ont provoqué de terribles blessures. La paix requerra un processus de guérison par lequel chaque partie devra prendre en compte les plaies de l'autre, de façon àjalonner des étapes de création de confiance réciproque.

Le Talmud fait obligation aux Juifs de prendre soin des pauvres étrangers et de rendre visite à leurs malades afin de créer la paix. Des tâches partagées permettent aussi de guérir les blessures. Le Talmud nous enseigne à partager le fardeau d'un ennemi lorsqu'il est en difficulté et le Midrach (exégèse du texte biblique) nous dit que c'est là une façon de l'aider à transformer ses sentiments de haine, car rien ne parle plus fort que des actes lorsqu'il s'agit de transformer une ame meurtrie.

L'hospitalité représente aussi une valeur essentielle tirant ses racines au plus profond de la religion et de la culture civique, que ce soit dans le judaïsme ou dans l'Islam. Il nous faut déployerd'importants efforts afin d'ouvrir réciproque-ment, d'une manière acceptable et sûre, nos foyers, nos écoles, nos synagogues, nos mosquées, nos églises et nos institutions sociales.

Cela est possible, j'en suis certain, car un bon nombre d'entre nous avons expérimenté cette façon de faire depuis des années. Je me rappelle un été àCaux, en Suisse, où un petit groupe d'entre nous juifs nous apprêtions àdire la prière du vendredi soir; nous voulions inviter certains musulmans présents à y participer. Mais l'un d'entre nous a remarqué que le vin que nous allions servir pourrait leur poser un problème. Nous avons donc trouvé du jus de fruit et ils se sont joints à nous, très heureux de l'expérience.

Ces musulmans gardaient manifestement une grande rancoeur pour ce qu'ils considéraient comme l'humiliation infligée par les Israéliens à l'encontre des Palestiniens depuis 1967. Je me suis dit alors: "Qui est honoré? Celui qui honore tous les étres humains." En qualite de rabbin, j'ai donc fait l'impossible, jour après jour, pour honorer ces jeunes musulmans de la façon la plus concrète. Etonnés de mon comportement, ils ont fini par changer totalement leur attitude à l'égard des juifs. Un réel amour s'est manifesté de leur part et ils sont repartis dans leur pays désireux d'encourager leurs frères à une attitude différente envers les juifs. Cela se passait avant l'amorce du processus de paix à Oslo.

Caux a joué un rôle primordial dans mes rencontres avec ces jeunes musulmans et dans la façon dont nous autres juifs avons commencé à communiquer avec eux. Etablir des relations informelles et conviviales, prêter une grande attention à la politesse, tout cela a marqué mon attitude à Caux. Et ce qui est peutêtoe le plus importan~ Caux m'a rendu sensible, comme je l'ai déjà évoqué, àune méthode biblique de résolution des conflits. Exode 23,5 nous appoend en effet que c'est une miisvah (une bonne action religieuse) que d'aider son ennemi lorsqu'il ploie sous le fardeau. Le judaïsme rabbinique nous a aussi enselgité depuis des siècles qu'une tâche partagée peut aider l'ennemi à abandonner le préjugé selon lequel l'autre personne est malfaisante. La bonne action ouvre la possibilité d'un changement du coeur de l'autre, l'aide à réévaluer ses sentiments, à se repentir de sa haine et à pardonner.

Je pense à ce texte depuis de nombreuses années. Mais, depuis Caux,je me suis rendu compte que le fait de partager les travaux de la cuisine avec des étudiants musulmans avait beaucoup fait pour croer des liens. Les tâches et les découvertes partagées, le nivellement des distinctions sociales, l'ooeasîon, au moins terriporaire, en remplissant des salières, de parler d'autre chose que des problèmes douloureux, tout cela fait tomber les préjugés. Les relations entre ennemis sont transformées. Je compte étudier davantage de telles expériences et m'en faire l'avocat.

Voilà juste quelques exemples de la façon dont les éléments les plus profonds de ma culture juive peuvent être intégrés dans une stratégie de résolution de conflits et dont le judaïsme peut servir de pont entre le monde religieux et le monde laïc, entre juifs et non juifs.

  • RABBIN MARC GOPIN
  • (*) Le rabbin Marc Gopin enseigne au Département des Religions et de Philosophie et à l'lnstitut d'analyse et de résolution des conilits de l'Université George Mason, en Virginie (Etats-Unis).

  • CHANGER N~276 juillet-août 1996